Histoires de poupée… L’amour de ma mère.


Je garde de toute mon enfance, et jusqu’à la mort de ma mère, le sentiment douloureux, qu’elle ne m’aimait pas – bien qu’elle n’ait cessé de déclamer de l’amour. Je pourrai raconter les multiples « expériences » de ce non amour, vécu en permanence, récurrent dans des cauchemars qui m’ont poursuivie longtemps après sa mort… Ses « je t’aime » - généralement appelant en fait un « tu m’aimes ? », j’ai sûrement du les prendre très profondément en défiance sinon en horreur, tant j’ai vécu douloureusement l’immense écart entre les mots et les actes, entre ce qu’elle me disait et son indifférence profonde à ce qui comptait pour moi.


Je l’aimais tant. Je voulais tant qu’elle m’aime.


Je fus désespérément à l’écoute de ce qui pouvait lui faire plaisir – et c’est aussi cette attitude qui donne un sens radical à ce que j’ai néanmoins refusé qu’elle m’impose.


J’ai  fait semblant, pour ne pas la peiner, d’être contente des cadeaux qu’elle me faisait… En réalité, des cadeaux pour elle-même, fabriquant une chambre de jeune fille qu’elle  aimait montrer à ses amis et que je détestais. Jusqu’à la fin de sa vie, j’ai reçu d’elle de pseudo-cadeaux qui me faisaient mal…


En dépit de ses qualités, ma mère était snob – adorant ce que je détestais, bijoux et fourrures, paraître… Mais elle était aussi douée en de multiples domaines, travailleuse, musicienne, pleine de charmes.


Je lui achetais des fleurs, lui écrivais des poèmes, me levais à l’aube dès que je l’entendais se faire un thé dans la cuisine pour qu’elle se recouche dans mon lit où je lui apportais son petit déjeuner. J’ai appris avec elle à faire la cuisine ; j’ai appris à jouer aux cartes qu’elle adorait, pour jouer avec elle quasiment tous les jours… 


Toute petite et jusqu’à mon adolescence, c’est moi qui étais à son écoute, moi qui lui ai raconté des histoires pour l’endormir… moi, qui fus sa confidente – la confidente de ses conflits avec mon père, et de ses amours…


Mais elle ne m’aimait pas. « Puisque » je n’ai jamais, jamais pu lui parler. C'est ainsi que je l'ai vécu. Elle ne s’est jamais intéressée à moi, à ce qui comptait pour moi. Elle aimait mes frères, surtout mon jeune frère. Mais elle ne fut attentive à rien de ce qui fut essentiel dans toute mon enfance. Et l’essentiel de mon enfance, de mon être, était en conflit majeur avec ce qu’elle voulait faire de moi – la seule chose que j’ai refusé, radicalement, en permanence, depuis toute petite : être sa poupée ;  être une poupée, une bien jolie poupée aux  longs cheveux blonds qu’elle voulait habiller et maquiller pour qu’elle soit encore plus jolie et qu’elle plaise… Elle ne pouvait pas faire pire pour moi.


Les souvenirs précis que l’on garde de son enfance sont parfois étonnants. Je garde en mémoire ce qui fut sans doute mon premier conflit avec ma mère. Je devais avoir 6 ou 7 ans – c’était longtemps avant ma puberté. Je me souviens seulement de la crise terrible que déclencha la robe rose décolletée qu’elle voulait me mettre – et que j’ai absolument refusé de porter. Au bout de la longue chaîne de mes résistances vestimentaires, je me souviens encore – alors que j’avais cette fois plus de 20 ans- ma réaction de rejet devant un ensemble violet qu’elle m’avait acheté, qui dénudait les hanches – et que seul le souhait d’Hubert me fit accepter de porter… Acte manqué, j’ai … perdu ce vêtement. Je ne sais ni où ni comment.


Ce sont les pressions de mes proches qui m’ont fait prendre conscience de mon austérité vestimentaire, et m’ont conduit à la tempérer. J’ai repensé tout cela quand j’ai été confrontée, longtemps après, à la question du voile…


Si ma mère fut bien obligée de prendre en compte mes résistances vestimentaires, elle demeura aveugle et sourde à ce qui a compté, pour moi – et qui accompagnait de façon organique le rejet de la poupée : l’école, que j’adorais et qui de fait à stabilisé mon enfance tant j’aimais apprendre ; les rapports avec mon père…


Je n’ai pas perçu l’indifférence de ma mère à mes études, et donc je n’en ai pas souffert – avant de me confronter à des difficultés au moment du bac et après : je réussissais brillamment, sans aide. Il était évident que je voulais faire des études. Découvrir à quel point elle était non seulement indifférente à cette évidence, mais même hostile (par rapport à ses propres choix) fut un ultime choc affectif, terrible sur le sens de ses « je t’aime » …


A l’âge de 17 ans, l’âge du Bateau Ivre, j’ai largué les amarres, après une scène d’une rare violence interne – et externe avec mon père. J’ai alors quitté la maison familiale (située à Cannes,dans le sud de la France où mes parents, comme beaucoup de juifs étaient venus s’installer pendant la guerre) sur la base d’un accord qui convenait à ma mère parce qu’il aidait mon petit frère avec lequel elle partageait de grands dons musicaux : je « montais » à Paris ; mes parents me logeaient avec mon jeune frère dont j’avais la charge, pour qu’il puisse présenter les concours du conservatoire national de musique (au piano) ;  et je m’occupais de lui en préparant un bac philo, en candidate libre, donc sans aller à l’école.


… J’ai eu mon bac. Ma mère ne m’en a jamais félicitée.


Pire…  Je voulais ensuite faire des études. La situation de mes parents s’étant détériorée brutalement (la petite boutique  de meubles avait fait faillite), j’ai demandé à ne plus être déclarée à charge pour obtenir une Bourse et, en travaillant, aller en fac (ce que j’ai fait). Ma mère me l’a reproché – elle voulait que je me marie et renonce aux études.


Je sais que mon père m’a soutenue, permettant que j’obtienne ma Bourse. Mais j’avais alors rompu de façon violente et radicale avec lui et je ne lui parlais plus… Je ne lui ai plus parlé jusqu’à sa mort – une mort de cancer, qui a mis fin à ses crises de delirium tremens dans sa phase ultime d’alcoolisme.



Je me suis réconciliée avec mes deux parents… longtemps après leur mort.


J’ai enfin parlé à ma mère, une nuit – dans ma tête.


Et j’ai fait un long travail d’introspection pendant plusieurs années pour comprendre la violence incroyable de ma rupture avec mon père, à 17 ans : comment ai-je pu, littéralement, lui cracher au visage – alors qu’il m’aimait tant ?


Un hérisson… L’amour de mon père.

J’ai fini par revivre, près de trente ans plus tard, l’épisode particulier qui a conduit à cette crise – où mes épines ont pris des dimensions gigantesques, au point que j’ai changé d’écriture du jour au lendemain…


« Alors qu’il m’aimait tant » ? Le traumatisme gisait là.


Il n’était pas dans le caractère  incestueux  de son amour, tel qu’il s’était adressé à moi depuis que j’avais 5 ou 6 ans : je n’en ai pas subi de traumatisme. D’abord, et c’est essentiel, parce qu’il n’avait jamais été violent avec moi, mais plein d’amour. Ensuite, parce que j’avais su m’en protéger, toute seule, avec beaucoup d’amour. Cela s’était produit au prix d’un pacte radical que je lui avais proposé. Un « pacte » qui était venu du fond de mon être de petite fille, s’emparant de ce que furent ses mots au début, avant qu’il ne me dise que j’étais son dernier amour : j’étais d’abord sa fille.  Et c’était initialement, disait-il, mon bonheur de femme qu’il avait voulu préparer…  Ce fut sans doute ma chance, une grande chance, qu’il ait présenté ainsi son comportement, et qu’il n’ait jamais été violent.


J’avais moins de dix ans – c’était bien avant ma puberté - quand j’ai exprimé les termes du pacte. Je parle d’un « pacte », parce que ce fut radicalement contraignant. Mais comme une contrainte qui pèse sur une petite fille, sans aucune élaboration « de pensée ». Quelque chose de l’ordre d’un profond réflexe, exprimant les choses avec les mêmes mots que les siens…


« Je t’aime, comme ta fille ; tu veux mon bonheur, pour demain, avec un homme que j’aimerai… »… La conclusion était très simple. Il devait me laisser attendre cet amour futur. Sans me toucher. Et m’aimer comme sa fille.


Et je me suis transformée en hérisson.


La seule chose qu’il pouvait prendre, c’était ma main. Parce qu’une fille donne la main à son père.


Il n’a pas respecté le pacte. Il m’a poursuivie de ses harcèlements. Et mes épines ont poussé.  Sans traumatisme…


Je me mettais en boule comme un hérisson, dans mon lit, en dormant à « poings fermés », pour ne pas sentir sa présence, la nuit. Rien de bien grave… Et le jour, j’étais tournée vers l’école, vers tout ce qui me passionnait… Je fuyais tout tête à tête.  J’étais ailleurs. Tournée vers le monde.


Il buvait de plus en plus en se retournant contre mon petit frère. Mais je tenais mon pacte. Ce qui impliquait de lui donner la main.


Je ne le faisais plus qu’en étant convaincue que s’il découvrait combien je m’étais mise à ne plus le supporter, il se tuerait… Je ne voulais pas lui faire de mal.


Jusqu’à ce que je ne supporte plus rien de lui, même ce contact là. Lui donner la main…


Un jour, de mes 17 ans, alors que j’étais malade de tout cela, ma grand-mère était venue à mon chevet. Et j’ai commencé à lui parler de mon père, de cette main que je ne pouvais plus lui donner… Il était derrière la porte. Quand j’ai réalisé qu’il avait tout entendu, j’ai cru que je l’avais tué, qu’il allait se tuer…


Mais il a simplement eu peur. Peur que je parle davantage.


Alors tout a basculé. Je lui ai craché au visage, profondément convaincue, avec mes 17 ans, que je m’étais trompée, qu’il m’avait trompée, qu’il ne m’avait jamais, jamais aimée.


Trente ans plus tard, quand j’ai revécu cette scène, longtemps après sa mort, je me suis rendue compte que c’était absurde. Evidemment, il m’avait aimée.


Et je me suis réconciliée avec lui.